En anglais, on l’appelle killer whale – baleine tueuse – pourtant, l’orque est un cétacé à dents, non à fanons. Et un tueur ? Le récent accident de SeaWorld pourrait le laisser croire. Nous avons donc posé la question à Pierre Robert de Latour, président de l’association Orques Sans Frontières qui plonge régulièrement avec l’animal en liberté…
The show must go on ?
Icônes deSeaWorld, elles sont au total vingt-six et attirent chaque année plus de 12 millions de visiteurs dans les trois parcs du groupe américain (Orlando, San Diego, San Antonio). Elles ? Les orques. Mais le 24 février 2010, en Floride à Orlando, le spectacle a mal tourné. Tillikum, un mâle de 6,71 m et 5,4 tonnes, a violemment agressé sa dresseuse.
L’éternelle amoureuse de ces grands mammifères marins s’est noyée sous les yeux des spectateurs ! A 40 ans, Dawn Brancheau était pourtant très expérimentée. Elle travaillait là depuis 1994. « Tilly », lui, était arrivé deux ans plus tôt. Il connaissait bien la jeune femme. Alors pourquoi l’avoir entraînée ce jour là vers une mort certaine ? Peut-être parce que ce n’était pas sa première fois ?
Du haut de ses 30 ans (dont 27 passé en captivité), il avait en effet déjà tué : une dresseuse en 1991 à Sealand au Canada et un homme qui s’était glissé une nuit dans son bassin en 1999. Mais après tout, que vaut la santé mentale d’un orque privé de sa liberté lorsque 100 000 autres en jouissent dans les océans ? Peut-être un billet d’entrée à 70 dollars par personne ?
Cétacé : pas fait pour la captivité, la preuve en images !
- Pierre, l’orque est-elle si agressive que sa réputation le dit ?
Pour avoir fait un peu de bibliographie sur le sujet, je n’ai pas trouvé trace d’une quelconque attaque d’orque sur un être humain en milieu naturel. C’est simple, jamais un évènement de ce type n’a été recensé. Par contre, vis à vis des espèces proies, il y a de quoi frémir : quelle efficacité !
- Pas d’attaque ? Parce que l’orque n’a pas ou peu l’occasion de croiser l’homme dans son environnement, ou pour une autre raison ?
Si je devais faire le cumul du temps que j’ai passé à interagir directement avec les orques de Norvège, en 15 ans d’expérience, le total avoisinerait plusieurs semaines. Les occasions ne manquaient pas. Et nous avons été quelques dizaines à avoir pu servir de casse-croûte à ces prédateurs. Il y a forcement une autre raison… Mais laquelle ?
- Et comment se comportent-ils lorsque vous vous mettez à l’eau avec eux ?
De façon variable en fait. Tous les groupes n’ont pas le même comportement. Certains sont régulièrement distants, d’autres interagissent plus souvent. De manière générale, lorsque les orques sont occupées à chasser, il ne faut pas trop les déranger. Quand elles dorment en surface, nous nous interdisons également de les approcher. Les meilleurs moments pour le faire sont pendant les phases de jeu. A ce propos, tous les tours que les orques font dans les bassins pour les badauds, nous les avons vu les réaliser dans leur élément à quelques mètres de nous !
- Avez-vous toute confiance en elles à leurs côtés ?
Oui, une confiance totale ! Il m’est arrivé, les premières années, d’avoir des interactions « inconfortables », des trajectoires rectilignes dans ma direction qui m’ont mis beaucoup de pression. Pourtant, à chaque fois, l’orque arrondissait sa trajectoire au moment même où je ressentais une gêne, comme si elle l’avait perçu. Comme pour me rassurer…
Orca 2009, expédition d’Orques Sans Frontières
- Sont-elles, selon vous, des créatures « apprivoisables » ?
Techniquement, tous les animaux le sont : les orques comme les autres. Je regrette juste qu’on profite de cette possibilité à but commercial.
- Pourquoi les orques sont-elles souvent choisies avec les dauphins tursiops pour représenter les cétacés dans les parcs animaliers ? Le tursiops ? C’est Flipper, l’ami des enfants. Cette série a bercé ma jeunesse. On voulait tous être son ami ! D’ailleurs, ma passion pour cette espèce vient sûrement de cette époque. L’orque ? C’est la puissance : le prédateur supérieur. Il y a une démesure entre la taille de l’animal et la taille des dresseurs. Cela fascine et fait frissonner le public. Et puis l’orque, c’est « Sauvez willy », une autre génération de fans…
- Présenter l’animal en chair et en os au public, est-ce un plus, ou une vraie nécessité pour éveiller chez lui la curiosité et une certaine conscience écologique ?
Il est insultant de penser que la présentation de l’animal dans des bassins puisse être nécessaire pour éveiller la conscience écologique. Pour qui nous prend-on ? A l’époque où il est de bon ton de s’en recommander, l’écologie ne sert dans ce cas qu’à justifier l’injustifiable. La triste vérité, c’est que ces animaux sont coupables de représenter une source de revenus importante pour ces structures.
- En captivité, les orques peuvent-elles malgré tout contribuer à faire progresser la science et la préservation de leur espèce ? Y a-t-il des choses que l’on ne pourrait apprendre d’elles qu’en captivité ?
« Bien sûr… ». Allons, n’est-ce pas un peu paradoxal de prétendre que la préservation de l’espèce peut passer par la destruction de groupes entiers, ce qui est le cas lors des captures ?
- Travailler auprès d’orques, les côtoyer de si près, est-ce un métier que vous considérez risqué ?
Il s’avère que oui en captivité. Pour une simple et bonne raison : quand l’animal est dérangé, il n’a aucune solution pour échapper à la pression du gêneur ! D’expérience, en milieu naturel, lorsque nos approches ne sont pas bien réalisées, quand les orques ne souhaitent pas coopérer, elles s’éloignent et ne nous laissent aucune chance d’interagir. Quand bien même nous voudrions forcer les rencontres, nous n’aurions aucune chance de les approcher. Elles peuvent même se montrer diaboliques par leurs stratégies d’évitement ! - Qu’est-ce qui pourrait expliquer la tragédie d’Orlando ?
Un animal déviant au caractère instable : l’équivalent d’un psychopathe chez l’humain – n’ayons pas peur des mots – un « serial killer » ! Dans leur élément, les orques sont des animaux qui ne stressent pas, ils sont d’une grande stabilité émotionnelle. J’ai pu m’en rendre compte lors du sauvetage de l’orque NP052. Alors qu’il était à quelques heures de se noyer, ce grand mâle mangeait des harengs. Il aurait largement pu me « croquer » lorsque que je nageais à quelques mètres de lui pour le libérer…
- Tilikum n’en était pas à son premier incident. Certains ont donc suggéré l’euthanasie, d’autres de le relâcher en mer et SeaWorld a pour l’instant décidé de le garder en activité. Quelle serait la meilleure chose à faire ?
Celui-là n’est pas le bon client pour un programme de réinsertion. La première chose qu’il ferait une fois libre serait de chercher le contact avec les humains (comme Keiko) avec une probabilité non nulle d’agression sur un plongeur ! Il me semble avoir entendu que la solution serait de le garder captif, mais pour la reproduction. Ma foi, que faire ? Quelle solution acceptable maintenant que le mal est fait ?
- Au sujet de Keiko justement, star de « Sauvez Willy » prélevée dans son milieu naturel à l’âge de deux ans : des voix s’élèvent pour dire qu’il n’aurait pas fallu tenter de le remettre en liberté. Selon elles, après 17 ans de captivité, il ne pouvait plus se réadapter, d’où sa mort prématurée. Qu’en pensez-vous ? Le jeu en valait-il la chandelle ?
Imaginer qu’il allait retrouver sa famille d’origine, que les orques sauvages allaient se souvenir de lui et l’accepter dans le groupe relevait de l’utopie ! Comment des individus supposés être sensés, experts, ont-ils pu penser un truc aussi inepte ? Ce programme était une fumisterie, depuis sa conception jusqu’à sa fin tragique. Keiko a été capturé et séparé de sa famille d’origine à l’age de deux ans. Cet animal a alors substitué ses congénères par les hommes – les soigneurs – pour satisfaire ses besoin de contacts sociaux. Les responsables de son programme de réinsertion lui ont imposé la pire chose qui pouvait lui arriver : le priver d’interactions avec les humains…
- Dernière question, l’orque est-elle menacée dans son milieu naturel ? Oui, par les activités humaines. La menace la plus sournoise – et à mon sens la plus dangereuse – est la pollution par les contaminants physico-chimiques. Ces molécules déversées en quantité dans la nature sont des bioaccumulants. L’organisme met très longtemps avant de les éliminer : les pesticides et assimilés se concentrent dans les tissus gras, les métaux lourds dans les organes et les os ! La pression de pêche non contrôlée fait, elle, baisser le niveau de ressources dans certaines régions du globe (ce qui, je dois dire, n’est pas le cas des orques de la mer de Norvège : les harengs étant soumis à un quota, le stock reste conséquent). Le whale watching pratiqué sans précaution peut aussi s’avérer gênant, voir nuisible. La menace la plus ignoble enfin ? Les captures pour les parcs aquatiques. Non seulement une capture reste cruelle pour l’orque qui va passer sa vie en captivité, mais en plus elle désorganise le pod d’origine, voire même le fait éclater…
Interview réalisé pour le magazine Plongeur.com (Numéro 3)
ORCA2013 : Retour au pays des orques !
Entre mi-janvier et mi-février 2013, Pierre Robert de Latour repart en expédition en Norvège afin de plonger avec les orques et les filmer. Objectif ? Ramener un documentaire au sujet des effets du réchauffement climatique sur la vie de ces grands cétacés. Grâce à Internet, une trentaine d’écoles suivront jour après jour le déroulement d’Orca2013, à la fois programme scientifique et projet pédagogique donc. Pour prendre contact avec Pierre Robert de Latour, en savoir plus sur cette prochaine expédition (et même la suivre en direct du 23 janvier au 10 février) ou les études de l’association, visitez le site web d’Orques Sans Frontières.
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Le Monde de la Mer : Orques en liberté Par Corinne Lepage & Pierre Robert de Latour