La goutte : le retour en force de la "maladie des rois"Ce rhumatisme inflammatoire chronique est en pleine recrudescence, en raison de l'explosion des cas d'obésité. Des traitements existent, associés à un régime strict.
Des microcristaux d'urate de sodium sont visibles (ici en vert, par tomodensitométrie) dans les articulations des pieds. Une accumulation qui provoque un rhumatisme inflammatoire chronique. GOUTTE. On la croyait réservée aux bourgeois des siècles passés, adeptes de la bonne chère et habitués des excès de table, à l’image du Capitaine de Pim Pam Poum, le célèbre "comic strip" américain de la fin du XIXe siècle, contraint de reposer régulièrement son pied douloureux sur un coussin moelleux.
Et pourtant ! Celle que l’on rebaptisa la "maladie des rois" est aujourd’hui le rhumatisme inflammatoire chronique le plus fréquent dans le monde. Due à des dépôts de cristaux microscopiques d’urate de sodium dans les articulations, la goutte, aujourd’hui en pleine recrudescence, fait voler en éclats les barrières sociales. Aux États Unis, le nombre d’hospitalisations a ainsi augmenté de 288 % en une vingtaine d’années (1).
Lire : La goutte, un marqueur de réussite socialeEn France, une étude réalisée en décembre 2013 par le centre Viggo-Petersen, le service de rhumatologie de l’hôpital Lariboisière (Paris), a pour la première fois chiffré l’ampleur du phénomène : près d’un Français sur 100 (0,9 %) est concerné, soit environ 600.000 personnes. "Elle apparaît même en Asie et en Afrique où elle était inconnue !", précise le Pr Pascal Richette, rhumatologue dans cet hôpital. Une progression qui ne doit rien au hasard.
OBÉSITÉ. Cette augmentation suit très précisément la courbe de l’obésité qui s’envole partout dans le monde dans des proportions inquiétantes. Ces deux pathologies sont en effet liées comme l’ont désormais montré de très nombreuses études (2). C’est brutalement, après un repas trop riche ou trop arrosé, que la crise articulaire apparaît, généralement la nuit : le gros orteil devient pivoine, congestionné et extrêmement douloureux.
URICÉMIE. Taux d’acide urique sanguin ; il dépend d’un équilibre entre la synthèse par le foie et l’élimination par les reins. L’acide urique est le produit de dégradation des purines.
Il s’agit là de la traduction physique de l’élévation dans le sang du taux d’acide urique qui se dépose sous forme de microcristaux au niveau de l’articulation du premier orteil (voir l’infographie p. 72). "C’est là que la température du corps est la plus basse, ce qui favorise la précipitation des cristaux", détaille le Pr Frédéric Lioté, rhumatologue au centre Viggo-Petersen.
Des microcristaux d'urate de sodium sont visibles (ici en vert, par tomodensitométrie) dans les articulations des pieds.Or l’acide urique, normalement présent dans le sang, est le fruit de la dégradation dans l’organisme d’un certain type de protéines — les purines — et de certains sucres comme le fructose.
PURINES. On retrouve ces molécules azotées dans toutes les cellules animales et végétales. Deux des bases des acides nucléiques de notre ADN sont des purines.
Certains aliments, comme la bière (y compris sans alcool), les spiritueux, les sodas, le gibier, les abats, les crustacés et certains poissons (harengs, anchois, sardines), constituent l’une des trois principales sources de purines (lire l’encadré p. 72).
Non soignée à temps, elle est dangereuse
Chez une personne saine, un équilibre s’installe : si l’uricémie augmente, les reins éliminent l’excédent dans l’urine. Mais si les apports sont trop importants, en cas d’abus, l’organisme commence à peiner. Pourtant, cette
"hyperuricémie", comme l’appellent les spécialistes, ne suffit pas à déclencher une crise : seuls 10 % des hyper-uricémiques font une crise de goutte. Car pour cela, il faut y être génétiquement prédisposé.
Ce n’est que récemment (en 2009) qu’une première mutation responsable de la maladie a été identifiée par des chercheurs américains de Baltimore qui ont repéré un gène nommé ABCG2 sur le chromosome 4 portant une variation plus fréquente chez les personnes malades. Depuis, des travaux complémentaires ont identifié d’autres mutations, en particulier au niveau des reins.
Chez les goutteux, la régulation rénale est défectueuse en raison de ces mutations génétiques codant pour des transporteurs rénaux de l’acide urique", précise le Pr Frédéric Lioté.Résultat : les reins sont moins efficaces et les cristaux se forment.
"On estime que chez un patient, la part des gènes connus est environ de 20%, l’alimentation intervenant pour les 80% restants", poursuit le chercheur. Invalidante, la goutte est, contrairement à une idée reçue, très dangereuse si elle n’est pas soignée à temps.
Elle peut tuer", avertit même le Pr Pascal Richette.Car l’élévation du taux d’acide urique est de plus en plus considérée comme un facteur de risque cardio-vasculaire. Un patient sur deux est en effet atteint d’hypertension artérielle et a ainsi deux fois plus de risques d’être victime d’un infarctus du myocarde (crise cardiaque) ou d’un accident vasculaire cérébral (AVC). Or
"seuls 20 % des goutteux sont correctement pris en charge sur le long terme", dénonce le spécialiste.
Pourquoi ? Parce que la maladie a trop longtemps été dédaignée, voire moquée et méprisée. Face aux articulations douloureuses et déformées des goutteux, l’imagerie populaire a longtemps véhiculé l’idée que ces bons vivants n’avaient que ce qu’ils méritaient.
D’où une certaine négligence :Les médecins ne s’occupent souvent que du traitement de la crise, explique le Pr Frédéric Lioté. Or, les traitements de fond, qui seuls peuvent éviter les récidives, sont insuffisamment prescrits ou trop tard, quand la maladie est déjà à un stade avancé."Si la crise cède en effet en quelques jours grâce à des traitements efficaces (colchicine, anti-inflammatoires), la maladie continue de progresser à bas bruit, certains membres se déformant peu à peu en raison des "tophus" se formant dans et autour des articulations (pieds, doigts, pavillon de l’oreille…).
TOPHUS. Dépôts sous-cutanés d’urate de sodium. Ces nodules se localisent au niveau des doigts, des orteils, des genoux, des coudes, du tendon d’Achille, du pavillon de l’oreille.
Pour traiter, il est pourtant possible aujourd’hui d’agir sur plusieurs fronts. D’abord "en changeant ses habitudes alimentaires", insiste le Pr Lioté. Le vin, qui ne contient pas de purines, est la seule boisson alcoolisée qui reste autorisée, dans le cadre d’une consommation modérée.
La régularité dans la prise du traitement est indispensable
Ensuite, selon les formes et leur gravité, le recours à un traitement dit hypo-uricémiant s’impose. Plusieurs molécules, qui peuvent être associées, sont disponibles. Si leurs niveaux d’action sont très différents, l’objectif est toujours le même :
"abaisser progressivement l’uricémie pour la maintenir en dessous de 60 mg/ml", rappelle le rhumatologue. Les molécules les plus utilisées sont celles qui inhibent la synthèse d’acide urique (allopurinol, febuxostat), en augmentent l’excrétion urinaire (probénécide, benzbromarone, lesinurad), ou le dégradent dans le sang (pegloticase). Dernière avancée, des molécules dites anti-interleukine-1 (anakinra, canakinumab).
Si elles ne modifient pas l’uricémie, elles sont utilisées lors des crises par injections sous-cutanées et agissent au coeur même de l’inflammation articulaire en bloquant l’interleukine-1, un acteur essentiel de la cascade inflammatoire.
"Très efficaces, ces médicaments ne concernent que les formes graves et résistantes aux traitements usuels ou en cas de contre indications, soit à peine un millier de malades en France", note le Pr Lioté. Mais quel que soit le traitement choisi, la régularité de sa prise demeure déterminante.
Or, seul un patient sur deux respecte encore sa prescription un an après le début du traitement. D’où l’importance de la mise en place de séances d’éducation thérapeutique (ETP) destinées à conduire le malade à
"s’autogérer".
Des programmes d’éducation des malades
En France, deux hôpitaux (celui de Lons-le-Saulnier et le centre Viggo-Petersen, à Paris) ont mis sur pied de tels programmes.
"Nous venons tout juste d’obtenir l’agrément de l’Agence régionale de santé d’Île-de-France", précise le
Dr Aline Frazier, rhumatologue à Viggo-Pettersen, responsable du programme d’ETP élaboré avec une équipe comprenant notamment une ergothérapeute, une diététicienne et des infirmières.
Depuis six mois, les participants, repérés lors des consultations par les médecins, sont vus individuellement pendant une heure puis en groupe pendant une demi-journée.
Objectif : les faire parler de leur maladie, répondre à leurs questions, expliquer les traitements, mettre fin aux idées reçues, déculpabiliser…
"Et faire en sorte qu’ils s’approprient ce temps pour s’exprimer et échanger. Le but étant de provoquer un déclic", analyse
Aline Frazier.Pour l’instant, une trentaine de patients ont été vus, les séances étant réservées aux cas les plus graves. C’est encore dérisoire face aux 100.000 malades que compte l’Île-de-France…
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