En septembre 2015 se réunissaient les dirigeants du monde entier se réunissaient pour fixer le cadre des Objectifs de Développement Durable des Nations Unies et, en son sein, comme objectif principal, l’éradication de la faim dans le monde d’ici 2030. Pour beaucoup, la solution repose essentiellement sur les partenariats publics-privés (PPP) permettant notamment aux multinationales de participer au financement de l’aide au développement des pays qui font face à l’extrême pauvreté. C’est tout l’objet d’un documentaire Arte édifiant qui dénonce les ravages causés par ces mécanismes « gagnant-gagnant » en Afrique. « Vertueuses, les multinationales ? Le business de l’aide au développement »
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] La grande mansuétude des multinationales
« Plus de 800 millions de personnes dans le monde vivent dans une extrême pauvreté et ne mangent pas à leur faim ». C’est ainsi que s’ouvre l’enquête de Valentin Thurn et Caroline Nokel. Pour faire face à cette situation aussi dramatique qu’absurde -on rappellera que 1,3 milliards de tonnes de nourriture sont jetées ou perdues chaque année dans le monde- les pays donateurs contribuant à l’aide publique européenne au développement misent de plus en plus sur les entreprises privées plutôt que directement sur les appareils étatiques. L’implication de ces acteurs « vertueux » serait la solution miracle pour développer une économie stable et pérenne dans les régions africaines minées par la pauvreté.
En effet, grâce aux subventions publiques allouées aux multinationales, celles-ci seraient, selon les discours, en mesure d’investir massivement dans l’économie locale et ainsi venir en aide aux petits producteurs locaux en apportant savoir technique, hausse des revenus et création d’emplois. Mais alors, s’agit-il uniquement d’une aide solidaire et désintéressée, se chiffrant en centaines de millions d’euros, menées par les géants industriels et bancaires ? L’interrogation est évidemment rhétorique et ces acteurs y voient en fait l’accès à un marché extrêmement lucratif, facilité par la complicité du secteur privé. Sous les rapports RSE parfaitement lisses des grandes entreprises et banques se cache finalement toute l’hypocrisie et le cynisme d’un monde mû par la quête du profit au détriment des valeurs éthiques les plus élémentaires.
Monsanto et Bayer s’en mettent plein les poches À travers sept exemples de trois pays d’Afrique de l’Est (Kenya, Zambie et Tanzanie), on assiste en effet à un constat édifiant. Premiers bénéficiaires du système mis en place, les tristement célèbres Monsanto et Bayer pour qui « l’aide au développement » constitue une opportunité économique considérable. Diana Gitonga, chargée de l’expansion de Bayer en Afrique de l’Est, ne dit pas autre chose et parle d’un segment d’activité majeure permettant d’atteindre les plus petits producteurs africains. Ceux-ci se voient généreusement offerts les semences de pomme de terre, certifiées et « appartenant » à ces géants de l’industrie agricole, destinées à être cultivées puis vendues sur le marché occidental. Afin d’augmenter la productivité de cette récolte, les paysans sont également invités à utiliser pesticides, engrais et machines vendues par ces mêmes entreprises. On entrevoit alors déjà le cercle vicieux qui pousse ces agriculteurs à « tomber dans le cercle infernal de l’endettement » pour être en mesure de produire suffisamment et espérer voir leurs revenus augmenter. En résumé, loin de nourrir les populations, cette aide au développement est utilisée pour inculquer aux paysans africains les méthodes de culture intensive européennes, destinées à maximiser le rendement des cultures dont les produits seront exportés, polluant nappes phréatiques, rivières et océans au passage. En Tanzanie, le groupe OLAM utilise par exemple le dispositif pour développer la culture industrielle de café. Denis Mpagaze, président d’une association pour l’agriculture paysanne résume l’absurdité de la situation : « c’est de nourriture dont nous avons besoin, pas de café ! ». Il souligne par ailleurs la perte d’autonomie complète des paysans qui deviennent complètement dépendants des grands groupes industriels et de leurs graines. Dans ce sens, un autre exemple du reportage paraît particulièrement ubuesque : l’importation par European Foods Africa de pizzas surgelées à Nairobie, au Kenya. L’entreprise s’est vue allouée 2 millions d’euros par l’Agence Française de Développement à cette fin. S’il est difficile de prétendre aider les populations locales en leur faisant produire des aliments qu’ils ne consomment même pas, il paraît inconcevable de croire que les Kenyans se réjouissent de pouvoir acheter des pizzas européennes vendues 7€ pièce. Surtout quand leur salaire atteint environ 2€ par jour. De plus, la logique éloigne les producteurs d’une quelconque autonomie alimentaire locale.
Dictat des marchés et perte d’indépendance Gerd Müller, ministre allemand de la coopération économique du développement est pourtant catégorique quand il évoque une hausse des revenus des paysans de l’ordre de 50% grâce aux cultures commerciales de coton financées et gérées par une autre entreprise, la Compaci, en Zambie. Celle-ci collabore avec 800 000 petits paysans du quatrième pays le plus pauvre du monde. Seulement, le reportage souligne la complète dépendance de ces derniers à l’entreprise et au cours mondial du coton qui, s’il vacillait, entrainerait logiquement leurs revenus dans sa chute. Une fois encore, les aides sont attribuées aux entreprises, pas aux individus, les risques immenses restent supportés par les paysans. Le chantage à l’emploi est aussi classiquement brandie comme l’argument imparable des défenseurs du système. La logique sous-jacente est palpable : il faut produire toujours davantage sans vraiment questionner l’autonomie des paysans, l’impact environnemental ou la qualité. En Zambie toujours, Chobe Agrivision est la plus grosse ferme de Zambie et gère 10 000 hectares de culture. Celle-ci est financée par le fond européen AATIF auquel participent tant le gouvernement allemand que la Deutsche Bank à hauteur respectivement de 45 et 20 millions d’euros de fonds publics. Chobe Agrivision n’emploie pourtant que 147 personnes, seulement 54 dans les champs contre les 1600 emplois qui auraient dû être créés par ce projet. La main d’œuvre est donc particulièrement insignifiante, les paysans étant largement remplacé par des machines, nettement plus rentables économiquement.
Les promesses d’emploi s’accompagnent aussi souvent d’engagement des entreprises à la création d’écoles, d’hôpitaux ou de postes de police dans le pays, ce qui semble une très bonne chose. Ici encore, ces promesses permettent surtout d’accéder à d’immenses étendues de terres arables, vendues par les États africains aux multinationales. C’est le cas de Zampalm, immense projet de monoculture d’huile de palme en Zambie, pour qui l’école, le dispensaire et le poste de police promis contre l’acquisition des terres n’ont jamais vu le jour. Les terres, elles, ont bien été accaparées ! On mesurera tout le cynisme de Martin Geiger de la DEG, société d’investissement filiale de la banque publique de crédit allemande (Kfw), qui se défend d’une manière particulièrement abjecte : « comment une entreprise qui verse déjà des impôts à un État devrait en plus investir dans ses infrastructures sociales ? ». D’autant que le documentaire met également en lumière les mécanismes d’optimisation fiscale de certaines de ces entreprises, qui, ayant enregistré leur siège social au Luxembourg par exemple, sont exonérées de tout impôt dans le pays où sont mises en place les cultures…
Le reportage
Loin de prendre en compte les besoins réels des populations affamées, les fonds d’aide au développement produisent un effet parfaitement inverse à l’objectif initial et « ne font qu’aggraver la situation » selon Nora McKeon, agronome et professeure à l’université de Rome. Même son de cloche chez les paysans concernés comme Ismail Pili Abubakari qui déplore « je suis plus pauvre qu’avant » d’avoir travaillé pour une entreprise agricole financée par ces fonds. Expulsion des populations locales, évasion fiscale, utilisation massive de pesticides, création d’emploi insignifiante, endettement et asservissement des producteurs locaux sont en définitive les conséquences de ces PPP qui ne profitent, comme toujours, qu’aux puissantes multinationales qui jouissent d’un énième cadeau politique pour étendre leur emprise sur de nouveaux marchés tout en prétendant agir vertueusement pour la sécurité alimentaire et l’éradication de la famine. Décidément, le cynisme de certaines multinationales n’a pas de limite.